« La chance ne sourit qu'aux esprits bien préparés. » — Louis Pasteur

Sitôt eut-il résolu l'énigme qu'il se sentit perdre pied. La réalité s'effondrait sous son poids. Du moins était-ce l'impression que lui laissa cette curieuse expérience. Transporté ailleurs, il n'avait aucune idée de l'endroit où il avait pu atterrir. Le canyon ne lui inspirait aucune confiance, mais son point de chute n'était guère mieux. En terre inconnue, il devrait redoubler de vigilance – d'autant plus que la faune et la flore ne ressemblaient à rien de connu. Étant donné ses connaissances poussées en matière de végétaux, c'était plus qu'il n'en faut pour s'en inquiéter. Une variété qui lui était étrangère ne pouvait être que néfaste. Du moins préférait-il raisonner de la sorte pour ne pas tomber dans un piège tendu par cette nature hostile. Fort heureusement, son habit doré était à ses côtés et sa présence rassurante lui permit de garder toute contenance.

S'il était une leçon qu'il avait retenu de ces dernières années, c'était de garder la tête froide en toute occasion. Tempérer ses ardeurs et analyser la situation de manière calme et méthodique était peut-être le seul moyen de s'en sortir indemne. Le Chevalier des Poissons fit le vide dans son esprit et augmenta la portée de son cosmos afin de sonder les alentours. À l'évidence, ce n'était pas le seul à avoir été envoyé ici contre son gré. Cette perspective l'inquiéta plus qu'elle ne le détendit. D'après la manière dont ils avaient effectué la traversée, ils étaient les pions sur l'échiquier d'une puissance supérieure. Quelle que soit son identité, le vieil homme venu les prévenir ne s'était certainement pas contenté de Rodorio. Un examen approfondi des forces en présence eut tôt fait de démontrer que ses craintes étaient fondées.

La main droite portée à son regard, il fit exécuter à ses doigts plusieurs flexions rapides. À première vue, le faisceau lumineux n'avait pas altéré ses capacités. Les autres victimes de cet enlèvement devaient donc être dans le même cas, selon toute vraisemblance. Il n'y avait aucune raison qu'il ait bénéficié d'un traitement de faveur. Toujours était-il que pour quitter les lieux, il allait devoir se battre. Qu'il gagne ou qu'il perde, il serait logique de penser qu'on le renverrait sur la planète qu'il n'aurait jamais dû quitter. Mais comment en être sûr ? Même s'il était doté de puissance divine, qu'un être puisse ainsi se jouer d'un Chevalier d'Or était peu commun. Il ne pouvait jurer de rien et ne se basait que sur des suppositions.

Mon nom est Celsius, Chevalier d'Or des Poissons. Et je serai ton adversaire.

Mais s'il y avait une certitude qu'il puisse avoir, si frêle soit-elle, c'était que le sort réservé aux perdants devait être moins enviable que celui des vainqueurs. Et puis, n'avait-il pas fait tout ce chemin pour obtenir une preuve de sa force ? Il n'était pas question de renoncer. Et c'était tant mieux, car à en juger par les bruits de pas, l'adversaire qu'on lui avait destiné n'était pas loin. Sa détermination était à son avantage, car il était fort probable qu'il ne puisse quitter les lieux s'il refusait de livrer bataille. Qu'en serait-il de son opposant ? Celsius tourna les talons pour lui faire face. C'était une femme qui se tenait devant lui. Un état de fait qui ne semblait guère le déranger. D'une démarche souple et féline, il réduisit l'espace entre eux à néant dans l'unique but de lui offrir une splendide rose rouge. Celle-ci trouva sa place dans sa flamboyante crinière dont la couleur vive n'avait rien à envier à la sienne.

Permets-moi de te l'offrir. N'aie crainte, cette rose n'est pas empoisonnée.

La précision pouvait avoir son importance pour peu que son armure lui soit familière, ne serait-ce que de réputation. Ceci étant fait, il lui tourna le dos non sans l'avoir au préalable gratifiée d'un sourire charmeur dont il avait le secret. Un tel geste pouvait paraître déconcertant, mais c'était ainsi qu'il devait se comporter pour ne pas avoir à souffrir de la solitude. Dès lors qu'il se fut retourné, il revêtit une fois de plus son masque d'indifférence pour n'être plus que regard de pierre et coeur de glace. Lui qui paraissait si épanoui la seconde d'avant n'était à présent plus qu'un inquisiteur cousu d'or, puissant au possible. À peine les racines eurent-elles fait mine de sortir du sol qu'une déflagration de cosmos doré se propagea autour de lui pour les pousser à capituler. Plusieurs d'entre elles avaient eu le temps de l'érafler, notamment à la joue – laquelle était désormais porteuse d'une éraflure dont il ne prit pas même la peine de mesurer la gravité. Ici ou ailleurs, aucune différence : la flore lui devait obéissance. Dans un rapide volte-face, il fit couler le premier sang.

PIRANHAN ROSE !

Dans un torrent de pétales, les terribles roses dévoreuses de chair avaient été lâchées. Il n'existait nulle barrière qu'elles n'auraient pu franchir, et leur noirceur n'avait d'égale que la douleur causée par leur morsure féroce. À l'instar de ses autres compétences, il avait peaufiné cette technique de manière à ce que rien ne leur résiste, pas même les armures les plus solides. Nul doute que les subir de plein fouet ravagerait la plastique de rêve dont pouvait se vanter la demoiselle, et à laquelle il semblait désormais insensible en dépit de ses premiers émois. Véritable oeil du cyclone au milieu de cette effusion de pouvoir, ses yeux luisaient d'un bleu surnaturel. Profitant de la confusion, il injecta une grande partie de son énergie dans la végétation qui s'en était prise à eux. Dès lors qu'elle fut sous son contrôle, il la retourna contre la jeune femme avec une intensité renouvelée, combattant sans pitié. Pourtant déjà oppressante, leur étreinte se consolida jusqu'à n'être plus qu'un étau mortel dont elle devrait se défaire en toute hâte... Si elle tenait à la vie, tout du moins.

Capitaine de la Sirène des Récifs, avait-elle dit. Ce qui faisait d'elle une Marina de Poséidon. Cette déduction lui remémora son dernier et seul échange avec Amphitrite, à l'époque reine régente du royaume sous-marin. Le message qu'elle lui avait confié était des plus alarmants. Mais son armée était toujours sur pied, à en croire la présence ici de l'un de ses Chevaliers. Quelle probabilité y avait-il pour que l'un de ses soldats néglige son devoir pour prendre le temps de participer à ce tournoi ? Cela faisait d'elle un message positif au sujet de son camp, ce qui lui épargnait d'avoir à en poser la question. Ce n'était pas un mal. Quantité de dialogues lui seraient ainsi épargnés, et il ne s'en portait que mieux. Peu importe les années, se sentir plus à l'aise en société n'était pas à sa portée. De par son rang, il n'était déjà que peu disposé à se lier d'amitié.

Les Chevaliers vivaient dans un monde à part, régi par les combats pour le pouvoir et les luttes fratricides. Un univers réservé à ceux qui avaient transcendé leur humanité. Eux qui n'étaient plus réellement humains, comment auraient-ils pu vivre en harmonie avec le reflet de ce qu'ils étaient autrefois ? Plus que quiconque, il ne pouvait transiger avec cette règle tacite, ne fût-ce que par mesure de sécurité. N'importe quelle plaie, même superficielle, aurait suffi à décimer son entourage avant même qu'il n'ait eu le temps de la cautériser. Son sang était poison, sa compagnie toxique. S'il lui arrivait d'approcher du peuple avec précaution, ce n'était jamais pour de longues périodes. Il ne se le serait pas permis. Pourtant, que de changement en six années. Cette fleur, offerte sans arrière-pensée, en était le symbole.

Je m'en abstiendrai. Au feu de la passion, on peut risquer de se brûler les ailes.

Le nuage de poussière qu'avait soulevé l'attaque adverse finit par se dissiper. Ses blessures étaient légères, mais cela ne durerait pas si les chocs à venir étaient de même envergure. Par chance, les plaies étaient superficielles et le sang ne s'en écoulait qu'en petite quantité. C'était sa seule et unique préoccupation au moment de l'impact. Savoir s'il en serait capable était difficile, mais il avait dès longtemps résolu de subir aussi peu de dommages que faire se peut. La raison en était qu'un saignement abondant pouvait influer sur le cours du combat. Or, le Saint des Poissons ne voulait pas que sa victoire soit attribuée à sa malédiction plutôt qu'à lui. S'il devait l'emporter, ce serait dans les règles de l'art. Tenir cet engagement ne serait pas chose aisée, mais son mérite et sa fierté n'en seraient que plus grands en cas de succès.

Qu'il fasse feu le premier aurait été peu probable, autrefois. Une habitude qu'il lui avait fallu changer dans son propre intérêt. En dépit du code de l'honneur inculqué à chaque Chevalier de l'Espoir, toute occasion manquée pouvait être décisive. Preuve était faite à présent qu'il avait pris la bonne décision : la demoiselle ne lui en tenait pas rigueur. Il en fut soulagé, bien qu'il refusât de se l'avouer. Ses pupilles d'azur dardèrent sur la jeune femme leur précieux éclat de malice. Cet affrontement s'annonçait plus divertissant qu'il ne l'aurait cru, de toute évidence. La riposte avait été violente, mais sa motivation en sortait grandie. Mais avant que la seconde salve n'ait pu voir le jour, un bruit inhabituel se fit entendre. Un regard dans sa direction lui fit comprendre instantanément que non seulement la flore leur était hostile, mais qu'en plus la faune regorgeait de carnassiers de la pire espèce.

Avant qu'il ait pu se retourner, des rafales cinglantes vinrent le heurter de plein fouet. Sans son armure pour le couvrir, sans doute en aurait-il porté la cicatrice toute sa vie. Dans sa chute inexorable, il eut toutefois le temps de faire volte-face pour les gratifier chacun d'une nuée de roses meurtrières qui eurent tôt fait de clairsemer les rangs. Sa position instable ne lui avait bien sûr pas permis de tous les abattre, mais les rares survivants s'empressèrent de prendre la fuite. Pour la plupart, tout du moins : il ne doutait pas que sa « partenaire » tiendrait elle aussi à leur démontrer toute l'étendue de son affection. Aussi ne s'en préoccupa-t-il pas plus. Ce qu'il fit, en revanche, ce fut de reprendre son action là où il l'avait laissée.

ROYAL DEMON ROSE !

Non plus noires mais rouges, rouges comme le sang qu'ils s'apprêtaient à verser, ces roses n'en étaient pas moins meurtrières. Seule la méthode différait, mais la finalité était identique. Ann avait tout intérêt à le comprendre avant qu'il ne soit trop tard, même si être prise entre deux feux réduisait singulièrement sa liberté de mouvement. À plus forte raison que l'essaim floral n'était pas composé que de cette seule variété, plus d'une rose piranha étant venue soutenir l'effort de guerre à la demande de leur seigneur et maître. Cela n'aurait pas été possible sans cette habile diversion, gracieusement offerte par cet environnement auquel il s'accordait un peu plus à chaque seconde. Pour avoir été la cible de ces tornades, il en connaissait à présent le fonctionnement. S'adapter à leur rythme lui avait permis de les utiliser à son avantage et de se laisser porter par le vent, si bien que sa vitesse devenue légendaire était encore accrue – sans parler de la difficulté qu'elle aurait à prévoir ses déplacements. Cette aide providentielle ne durerait qu'un temps, mais...

Il pouvait chevaucher cette tempête.

Celsius n'était en effet que peu sensible à la gent féminine et à ses charmes. Non pas qu'il n'en voie pas l'intérêt, mais plutôt qu'il savait pertinemment qu'il ne pourrait jamais entretenir une relation, fut-elle seulement charnelle. Le risque seraient trop grand et personne ne devait avoir à le prendre. De plus, comment l'expliquer ? Hormis les gens de sa condition, et même parmi eux, rares seraient ceux à le croire sur parole. Démontrer la véracité de ses propos était hors de question. Trop de personnes en avaient déjà souffert, et il s'était juré de n'infliger pareil traitement qu'à ses ennemis mortels. Quand bien même la violence des coups échangés aurait pu faire croire à un duel à mort, il n'en était rien.

Du moins le pensait-il, pour n'avoir pas vu en elle cette envie de meurtre qu'il avait déjà ressentie chez d'autres. Pour sa part, il n'avait en tout cas pas le moindre désir de lui causer du tort – pas plus que le lui imposaient les règles de cet étrange tournoi. Il n'avait aucun grief à son encontre, et même si les Marinas avaient été leurs ennemis lors de la précédente Guerre Sainte, ce n'était plus le cas aujourd'hui. Mais pour combien de temps ? Pour s'être renseigné au cours de ces six dernières années, il savait à présent que Poséidon avait tenté de s'emparer de la Terre à plusieurs reprises. Manifestement sans succès.

Les ennemis de la veille étaient les alliés de ce jour, mais encore fallait-il le rester. Sans doute le point le plus délicat de cette alliance improbable. Mais pour l'heure, il n'avait aucune raison de lui en vouloir. Croiser le fer en si charmante compagnie était un rare privilège, et il devait avouer y prendre du plaisir. Ses combats passés consistaient en une lutte pour sa survie, mais aussi pour celle du genre humain. Pour une fois dans sa vie, il pouvait combattre sans enjeu, sans que de sa victoire dépende le sort du monde. Et c'était une véritable bouffée d'oxygène. Ann n'était pas dénuée de charme, mais l'y résumer serait peu judicieux de sa part.

Non moins talentueuse, elle rivalisait de puissance avec un Chevalier d'Or – une qualité dont elle pouvait se vanter, compte tenu de son rang. S'il n'avait pas eu l'initiative, le Roi des Ronces aurait sans doute été en fâcheuse posture. Non qu'il puisse prétendre avoir l'avantage pour si peu, loin de là. Chaque coup porté était aussitôt rendu dans une valse sans fin. S'il n'y avait eu la faune et la flore pour les empêcher, sans doute ce fabuleux spectacle aurait-il continué jusqu'à l'épuisement. Hélas, l'environnement ne semblait pas de cet avis. Tandis que le Saint des Poissons se remettait à grande peine de la salve sonore qui lui était destinée, des ronces s'enfoncèrent dans la chair à découvert de son bras gauche.

Attends !

La chaleur du sang sur sa peau constituait une limite à ne pas franchir, une frontière au-delà de laquelle il ne pouvait aller. Chaque goutte de son sang était un poison mortel. Négliger son écoulement n'était pas permis. C'était une question de vie ou de mort. Le Chevalier des Fleurs profita de ce que sa cape était elle aussi prisonnière de cette nature hostile pour en déchirer un large pan. Celui-ci fut mis à profit sous forme d'un bandage de fortune avant qu'il ne daigne enfin se soustraire à cette emprise végétale. Toutefois, le coeur n'y était plus et l'extinction brutale de son cosmos l'avait clairement fait sentir. L'étoffe étroitement nouée réprimerait son venin pour un temps, mais il fallait faire vite.

Je dois partir. Ne m'en veux pas.

Ne pas connaître l'issue du combat lui laissait un goût d'inachevé, mais peut-être auraient-ils la chance de se départager une prochaine fois. Le frisson de terreur qui l'avait parcouru était toujours bien présent, par crainte non de ce qui aurait pu lui arriver mais de l'effet qu'aurait pu avoir le flot vermeil sur son adversaire. Devoir partir sans qu'ils n'aient pu mener ce combat à terme le désolait, mais il n'avait guère le choix. Pour se faire pardonner, le gardien de l'ultime maison la libéra à son tour de sa prison verdoyante. Elle n'en avait déjà que trop souffert, et aurait besoin de toutes ses forces pour les épreuves à venir. Sans lui laisser le temps de réagir, le Chevalier des Poissons déposa un furtif baiser sur sa joue et s'en fut comme il était venu. Encore lui fallait-il trouver un moyen de retourner sur Terre.

→ Abandon.